Les virgules du temps...

De l'arrêt d'agir

et autres savoirs d'inaction en gestion

 

Guy Pelletier, professeur

Université de Montréal

Publié dans
Harvard L'Expansion Management Review
Septembre 1995

Vivre, ce n'est pas respirer, c'est agir
Jean-Jacques Rousseau

Tout apprentissage est un temps de clôture
Rainer-Maria Rilke

Sommaire

Tout comme les êtres d'action, les gestionnaires vivent au sein d'une tornade d'activités et sont à la recherche continuelle d'un espace-temps qui semble leur échapper à jamais. Au cours de ces dernières années, les sessions de formation à la gestion du temps font salle comble. Toutefois, le taux de transfert des enseignements dans une pratique quotidienne semble frôler l'échec le plus total. Dans le cadre de ce texte, l'auteur aborde la problématique de la gestion du temps sous un angle différent. Au-delà de la structuration chronologique de son temps, la question fondamentale qui est abordée est celle de l'arrêt d'agir. Les "vir gules du temps" est un texte qui aborde la question complexe, chez les dirigeants, de la quête de l'arrêt d'agir...

Introduction

Depuis quelques années, le nec plus ultra du discours de la formation est l'approche réflexive. Introduite aux États-Unis par Argyris et Schön (1974, 1978) mais particulièrement revue par ce dernier auteur (1983, 1987), cette approche est devenue le mot passe-partout des formations à teneur professionnelle. Grosso modo, il s'agirait d'analyser sa pratique d'intervention pour en extraire les savoirs d'expérience ou, en d'autres termes, expliciter les théories de la pratique. Le concept est certes séducteur mais, il demeure, dans son application, quelque peu poreux. Version post-moderne de la maïeutique socratique, l'application de cette approche prometteuse fait souvent l'économie d'une équation fort complexe.

En premier lieu, pour qu'il y ait analyse réflexive de la pratique, il faut qu'il y ait une densité de pratique qui constitue déjà un certain substrat. À cet effet, j'ai observé, lors d'une étude récente, que, pour être à la page, des formateurs de terrain en enseignement cherchaient à éviter de communiquer à des enseignants novices certains vieux trucs du métier voulant plutôt que ces derniers les découvrent par une réflexion sur leur pratique de stage. Or, les novices étaient aux prises avec de tels problèmes de gestion de classe qu'ils étaient davantage préoccupés par leur survie immédiate que par l'adoption d'une posture susceptible de conduire à une pratique réflexive.

Deuxièmement, certains tenants de l'approche réflexive laissent présupposer que l'on puisse extraire, avec une économie de rationalité, de ses savoirs d'expérience des connaissances tangibles et accessibles. Rien n'est moins sûr. Les savoirs sont des notions complexes qui possèdent des acceptions diverses (1). Les voies d'accès aux savoirs acquis par l'expérience doivent nécessairement empruntées les sentiers tortueux de ses représentations pour aboutir à l'explicitation de ses référentialités (2) et à un certain décapage de sa carte identitaire (3). S'approprier ses expériences, c'est aussi s'engager dans une transfor mation du sens de ces dernières voire du sens de sa vie (4). Il y a un génie manifeste à utiliser une approche réflexive sur sa pratique que d'aucuns semblent ignorer. Il me faut d'ailleurs signaler les efforts de certains collègues qui oeuvrent sur cette problématique de formation (5).

Enfin, et c'est particulièrement mon sujet d'intérêt ici, l'approche réflexive nécessite des plages de temporalité dont les personnes en action disposent rarement en abondance. C'est particulièrement le cas des dirigeants. Ces derniers ont peu l'espace-temps nécessaire à la conduite d'une réflexion con tinue sur l'action. Plusieurs études ethnographiques (6) portant sur le travail "réel" du dirigeant ont mis en lumière un certain nombre de constats sur la nature du travail administratif. Les dirigeants réalisent un travail imposant à un rythme trépidant. Ces activités sont généralement variées, fragmentées et de courte durée. Ils ont une préférence marquée pour l'action et une prédilection pour les médias verbaux lors de leurs interactions. Par ailleurs, ils cherchent à maintenir et développer un important réseau de contacts, de sources d'information tant internes qu'externes. Bref, pris au sein d'une tornade d'activités, les dirigeants ont un contrôle limité sur leur travail et sont constamment en quête de temps .

Le problème du temps est un problème fondamental pour le dirigeant et cela, particulièrement, pour celui qui est actif . L'on devient fréquemment dirigeant parce que l'action nous interpelle, parce qu'elle a cette odeur d'aventure qui nous appelle, au-delà des frontières des routines, à l'univers de tous les possibles. Mais, le temps est une ressource qui nous est comptée et son étonnante fluidité fait en sorte que nous avons systématiquement tendance à en surestimer nos réserves! Or, il n'est pas possible de conduire des activités de formation ou d'autoformation auprès des dirigeants si ces derniers n'y accordent pas le temps nécessaire et, cela ne peut se faire que s'il y a arrêt d'agir... Dans le cadre des prochains paragraphes, je vais accorder une attention particulière à ce que j'associe à certains savoirs d'inaction utiles en gestion.

Des singes et des gorilles...

Depuis plusieurs années, j'utilise à l'occasion - et avec un succès manifeste - dans le cadre de mes formations, une étude de cas élaborée à partir d'une observation que le commun des mortels peut fréquemment réaliser : dans les organisations d'aujourd'hui, de moins en moins d'employés ont besoin d'un patron mais, de façon paradoxale, les gestionnaires sont débordés de travail alors que les subalternes sont souvent sous-occupés .

C'est face à un tel constat que Oncken et Wass (1974) ont proposé la métaphore du singe (7). Dans un court article, paru dans Harvard Business Review , ils présentent la situation suivante dont je vais m'efforcer de rendre compte le plus intégralement possible.

Suivant les auteurs, la plupart des gestionnaires allouent aux subalternes beaucoup plus de temps qu'ils ne le croient. Cela repose particulièrement sur l'attitude de bien d'entre eux d'accepter, sans toujours le réaliser, des "mandats" de leurs subalternes. Par exemple, imaginons la situation suivante. En se déplaçant dans son établissement, un gestionnaire croise, de façon inattendue, l'un de ses subalternes. Il le salue bien chaleureusement. Ce dernier le salue à son tour mais en profite pour progressivement lui refiler un "singe" : Bonjour Monsieur le Directeur. A propos, nous avons un problème. Figurez-vous que... Pendant que le subalterne parle, progressivement le gestionnaire "s'approprie" le problème - nous avons un problème - mais il n'a pas le temps de s'y attarder ou juge peu prudent de prendre une décision expéditive. Dans une telle situation, il rompra la conversation par une formule du genre : Merci de m'en avoir parlé. Je suis pressé pour le moment, mais je vais y penser et nous en reparlerons .

Analysons ce qui vient de se passer. Avant la rencontre, sur quelle épaule le singe était-il perché? Celle du subalterne. Mais, après son départ? En acceptant le singe, le gestionnaire s'est volontairement placé dans une position de subordination à l'égard de son subalterne. En effet, il a permis que celui-ci en fasse son subordonné en accomplissant deux actes que fait généralement un subalterne pour son supérieur : il a accepté une responsabilité et il a promis de faire un rapport. On peut même envisager que, quelque temps plus tard, pour s'assurer que le gestionnaire ne l'oublie pas, le subalterne s'arrêtera à son bureau et lui demandera : À propos, où en est l'affaire? C'est ce qui s'appelle de la "supervision".

La métaphore du singe sur l'épaule a toujours une grande résonance auprès des gestionnaires des différents pays avec lesquels j'ai eu l'occasion d'intervenir. L'on m'a souvent illustré cette figure de style par des exemples les plus colorés. De plus, j'ai appris qu'il existait un proverbe arabe que l'on peut traduire de la façon suivante : Celui qui vend le singe rit de celui qui l'achète . Très fréquemment, lorsque nous sommes en début de carrière administrative, nous sommes des grands acheteurs de primates . Par ailleurs, dès que nous occupons une nouvelle fonction administrative, il n'est pas rare de voir défiler, dès les premiers jours à notre nouveau poste, tout un aréopage de doctes vendeurs de simiens.

Si, avec les années, nous apprenons à gérer les singes, dans une fonction managériale, nous sommes toujours confrontés à deux dilemmes extrêmes : vivre avec une ménagerie de primates ou pratiquer la gestion Téflon c'est-à-dire adopter une posture professionnelle où rien ne nous colle après. Dans un cas comme dans l'autre, la situation n'est guère viable à moyen terme et encore moins à long terme. Si l'homme ne descend pas du singe, ce dernier demeure un fidèle compagnon du dirigeant.

Avec des niveaux d'attentes de plus en plus élevés et cela, de façon paradoxale, dans un contexte de récession des ressources, plusieurs gestionnaires reconnaissent que bien des singes ont pris de l'embonpoint avec les années. En fait, trop souvent le régime minceur rescrit aux appareils administratifs fait en sorte que bien des singes se sont transformés en gorilles. Il faut toutefois noter que bien des dirigeants qui avaient de "l'ambition" s'étaient déjà lancés, bien avant les restrictions financières, dans l'élevage des grands primates. Quoi qu'il en soit, d'où provienne la migration des babouins, des macaques, des magots, des rhésus, des gibbons, des chimpanzés, des orangs-outangs, des sapajous, des ouistitis, des sagouins et des autres... Trop, c'est trop! Si je veux être efficace dans une fonction de direction, il faut d'abord que j'aie le plaisir de pouvoir apprendre au quotidien et cela n'est guère possible si l'essentiel de celle-ci est dominé par des activités de survie. Il est peut-être plus que temps de réaliser un arrêt d'agir (8)...

De l'arrêt d'agir...

Il y a déjà de cela un certain temps, je m'évertuais comme un damné à expliquer la démarche de projet à un groupe de dirigeants africains. Comme tout formateur d'expérience, je cherchais sur les visages les signes révélateurs d'un niveau de réceptivité du message communiqué. Rien! Je n'arrivais à rien lire! On m'écoutait avec une patience infinie, avec une présence humaine d'une qualité remarquable mais je sentais inexorablement la porosité de mes enseignements. La chaleur de la journée s'élevait rapidement. C'était l'heure où le silence prend le pas sur la vie des êtres. Soudain, je réalisai que j'étais bien le dernier animal à perturber la détente qui s'était installée sur la brousse.

C'est alors que j'ai commencé à réaliser que les personnes auxquelles je m'adressais, me comprenaient très bien, mais que l'inverse n'était pas précisément exact. Pire, que le contenu de mon enseignement n'était probablement pas très approprié, qu'il était à ma grande stupéfaction teinté de croyances, de convictions sur l'ordre des choses et reposait sur une conception de l'organisation du temps et de l'univers qui, ma foi, est fort discutable (9). Or, pris au sein d'une tornade d'activités, il est très difficile de faire ce type de constat et, même lorsque l'on pressent la rupture entre nos théories de l'action et l'action (10), nous avons tendance à différer l'analyse des diachronies observées.

Nous ne savons guère transformer en apprentissage la richesse de nos agirs parce que tout simplement nous n'en prenons pas le temps . Pire, nous nous sentons coupables d'arrêter, de faire une pause, de nous permettre d'être l'incubateur de notre pratique, le révélateur de nos incertitudes... Bref, au nom du sacré saint principe de l'action, on se transforme en activiste à tous crins. Plus souvent qu'autrement, les gestionnaires sont des locomotives emballées dont le pilotage se fait à vue . Pour paraphraser Jules Romain (11), un gestionnaire est un être en burn out qui s'ignore. Dans un tel contexte, il est très difficile d'assurer des activités qualifiantes de formation continue pour des gestionnaires en exercice. Ces derniers s'autorisent rarement à s'absenter de leur fonction plus de deux jours consécutifs. Par ailleurs, dans la mesure du possible, si vous planifiez une activité de formation vous avez avantage à réaliser celle-ci le plus loin possible des lieux habituels de travail et... interdire l'usage des téléphones cellulaires. Mais la subtilité discutable de ces stratégies de formation n'est pas garante d'apprentissages substantiels. Trop souvent, j'ai pu observer des séminaires de formation qui se déroulaient dans les meilleures conditions mais constater la présence de gestionnaires qui rongeaient leur frein dans l'attente de retourner le plus vite possible au front. Une telle situation peut probablement expliciter la surprenante vulnérabilité de bien des dirigeants à la dernière mode administrative, aux idées de passage et aux gourous de la dernière heure. En effet, le champ de la pratique administrative est trop souvent le lieu privilégié pour la vente des concepts prêts-à-porter , des idées séduisantes mais malheureusement d'un niveau désarmant et d'une applicabilité douteuse. Il y est relativement facile de vendre du GBS au prix du caviar , le GBS en question étant bien entendu le gros bon sens . Par exemple, c'est dans un tel contexte que des méthodes, somme toutes bien conventionnelles, comme l'analyse des processus et des tâches, deviennent à la mode pourvu qu'on les rebaptise de "savant" nom comme le reengineering (12). En fait, à défaut de réaliser les arrêts nécessaires pour puiser à même sa pratique professionnelle ses savoirs d'expérience et s'engager dans des espaces et des lieux de formation signifiants pour les faire fructifier, bien des gestionnaires sont prisonniers d'eux-mêmes et du dernier thème à la mode.

Réaliser un arrêt d'agir c'est bien différent d'écouter une cassette, d'assister à une conférence ou d'acheter le best seller du dernier gourou que de toute façon l'on ne prendra pas le temps de lire. Réaliser un arrêt d'agir, c'est s'accorder un temps privilégié à sa formation, à sa propre assistance professionnelle. C'est décider de participer activement à la construction d'un récit du temps présent, à l'élaboration de son histoire de vie, à faire de sa vie une histoire c'est-à-dire modifier son environnement plutôt que d'être déterminé par lui. C'est d'affirmer sa volonté de ne pas être un pion dans le système. C'est aussi renoncer au contrôle de l'univers...

S'autoriser un arrêt d'agir, c'est se permettre le droit à l'erreur, se percevoir comme des êtres complexes, contradictoires, conflictuels et paradoxaux . C'est chercher ce que les Grecs anciens appelaient le kairos , c'est-à-dire le temps opportun, le moment propice, l'occasion favorable. C'est être à l'écoute d'une certaine quête d'apesanteur...

Des singes et du Téflon...

Par l'intermédiaire de leur métaphore sur les singes, Oncken et Wass soulèvent la problématique de la surcharge de travail des dirigeants qui arrivent difficilement à déléguer les tâches et à responsabiliser leurs subordonnés et leurs collaborateurs. Ils invitent donc les dirigeants à déléguer le plus possible, afin de contrôler la population de singes à un niveau raisonnable, et à assumer une vigilance constante sur la durée et la teneur de leurs tâches.

Dans un ouvrage fortement publicisé ces derniers temps, À Contre-courant..., un récent gourou brésilien (Semler, 1993) prône rien de moins que de laisser l'entreprise aux mains des employés. Pour faire l'exemple, il se promène à travers les Amériques en prononçant des conférences très bien rémunérées auprès des dirigeants d'entreprise. Évidemment, son "contre-courant" ne va pas jusqu'à remettre la majorité du capital-action de son nirvana organisationnel à ses employés. De plus, j'avancerais l'hypothèse que ses revenus de prédicateur sont vraisemblablement plus élevés que ceux de PDG et que, par ailleurs, il doit certainement avoir un bon adjoint.

En fait, assumer un poste de direction est d'une infinie fragilité . Si l'on prend bien conscience que l' on peut déléguer son autorité mais non sa responsabilité , il faut bien réaliser que la délégation ce n'est pas de la tarte . Au contraire même, l'importance accrue de la responsabilisation sociale que l'on met sur les dirigeants ne facilite guère une attitude décentralisatrice. Ces dernières années, une cascade de dirigeants ont été obligés de démissionner pour des fautes, commises par leurs subordonnés, et envers lesquelles ils avaient, tout compte fait, peu d'emprise. Au moment, où j'écris ces lignes deux proviseurs de lycée français sont en cour correctionnelle parce que l'état de délabrement de leur bâtiment scolaire a été jugé responsable de deux accidents graves survenus auprès de leurs élèves. De même, d'ex-ministres de la Santé sont poursuivis pour différentes causes associées à la contamination par le virus du Sida. À l'échelle des entreprises, des hauts dirigeants sont poursuivis pour des actes de négligence commis par le plus simple de leurs employés.

Certes, il est souhaitable que tous et chacun soient davantage responsabilisés et il faut aussi reconnaître, à juste titre, l'importance de la décentralisation dans les organisations modernes. Mais, il existe des limites à l'une et à l'autre. Au nom d'une prétendue décentralisation, bien des dirigeants ont développé l'art de faire surface sur un point fixe . Ils refilent tous leurs dossiers à leurs subalternes, n'assument pas la direction de leur unité, attendent paisiblement leur retraite et semblent ignorer la catastrophe imminente qui guette leur unité. Disciples de la gestion Téflon , rien ne leur colle à la peau : au lieu d'être la figure de proue de leur équipe, ils sont devenus le rétroviseur de leur institution. Un rétroviseur, c'est bien. Mais, c'est surtout utile pour la marche arrière...

Réaliser un arrêt d'agir pourrait se révéler la stratégie la plus prometteuse pour identifier ses comportements actuels de gestion. Aux yeux de mon équipe, suis-je un "simple" gestionnaire ou un "vrai" dirigeant? Est-ce que l'essentiel de mes efforts va dans la gestion technocratique courante ou est-ce que je projette une vision auprès de mes collaborateurs de ce que pourrait devenir mon unité? Ai -je adopté, plus ou moins consciemment, une approche Téflon sur nombre des dossiers que je dois piloter?

Savoir réaliser des arrêts d'agir, opérer des fractures dans les fuites du temps qui passe, produire des virgules du temps, c'est chercher à faire face aux problèmes plutôt que de les contourner (13). La création de ces virgules du temps, de ces espaces virtuels propices à l'analyse et à la réflexion, peut favoriser l'émergence d'apprentissages associés à d'autres savoirs d'inaction, qui sont pertinents pour oeuvrer au sein des organisations complexes modernes. Parmi ces derniers, je nommerai la capacité à faire des deuils et celle à fonctionner dans l'ambiguïté.

Du temps, de la décision et des deuils

Parmi les écrits en gestion qui se vendent le mieux en librairie, les ouvrages portant sur la gestion du temps disposent d'une place de choix. Pris au sein d'un tourbillon d'activités, plus ou moins capables de réaliser des arrêts d'agir, les dirigeants sont régulièrement confrontés à d'importants problèmes de temps. Et, ce n'est pas dans le sens qu'ils en disposent de trop... Plus souvent qu'autrement, dans ces bouquins, on aborde la question du savoir comment tenir un agenda, planifier sa journée, gérer son courrier et ses appels téléphoniques, conduire ses rencontres avec les personnes et prendre des décisions. Enfin, probablement tout ce qu'il faut savoir pour se préparer au mariage...

Or, plusieurs gestionnaires avec lesquels j'ai travaillé au cours des dernières années connaissaient bien cet abécédaire mais ils en étaient pas moins près du divorce. Responsable du cours sur la prise de décision au sein de mon département universitaire, il m'arrive fréquemment de signaler aux participantes et aux participants à mes enseignements que le problème majeur de bien des dirigeants ce n'est pas de prendre des décisions mais d'accepter de faire des deuils. Malgré une connaissance sophistiquée des méthodes de gestion du temps, bien des dirigeants se retrouvent tout aussi débordés. En fait, les minces plages de temps qu'ils arrivent à récupérer par une maîtrise plus appropriée des processus décisionnel et de gestion du temps sont aussitôt tout de suite réinvesties dans de nouvelles activités. Comme disaient les Anciens à propos de l'éther, la nature a horreur du vide .

En fait, peut-être que la gestion est par essence la science de l'espoir en l'action , de la force affirmée et de la faiblesse ignorée. Dans le cadre d'une recherche en cours sur le leadership de dirigeants scolaires, il est surprenant de constater l'aisance qu'ont ces derniers de répondre à la question Quels sont vos points forts? mais leur peu de loquacité de réponses à la question Quels sont vos points faibles? Bennis et Namus (1985, p. 55) ont observé une situation similaire lors de leur enquête auprès des grands leaders d'entreprises américaines. Pour la plupart, les dirigeants mettent l'accent sur leurs points forts et ont tendance à minimiser leurs points faibles.

Ayant un fort parti pris pour l'action, minimisant leurs limites, les dirigeants ont souvent de la difficulté à accepter des deuils, à se retirer de dossiers jugés inachevés, à refuser de s'investir dans un comité, à définitivement abandonner une orientation séduisante, etc. S'il y a là un savoir d'inaction, c'est bien d'apprendre à distinguer entre l'espérance et la volonté . On espère ce qui n'est pas en notre pouvoir alors que l'on ne peut vouloir que dans le champ d'une action immédiate, d'une action possible. À trop espérer, on en vient à négliger ce qu'Horace appelait le carpe diem, c'est-à-dire l'éternité de l'instant de chaque jour, de l'instant qui passe... Le carpe diem est une invitation à vivre pleinement le temps qui passe. S'il est vécu pleinement, il a une saveur d'éternité. Si on a besoin d'espérance, c'est par la volonté qu'on se réalise. Faire des deuils, c'est apprendre à ordonner et sélectionner ses espérances pour être capable de passer à l'action . En fait, comme le souligne à-propos Comte-Sponville (1993, p.49), espérer un peu moins et vouloir un peu plus, c'est le chemin de la sagesse mais aussi celui de l'action. Savoir reconnaître, qu'au plus profond de soi, l'activisme débordant peut bien s'avérer n'être qu'un refus d'assumer sa solitude, de réaliser une véritable rencontre avec soi et avec l'autre. Faire des deuils, c'est accepter ses limites, ses vulnérabilités et se déplacer dans un espace-temps sans nécessairement laisser de traces. C'est savoir habiter sa solitude, puis, à travers celle-ci, se construire des plages d'actions signifiantes, porteuses de sens.

De l'ambiguïté...

Dans Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, la Reine rouge dit à Alice : Dorénavant, cela prendra toutes tes forces pour conserver la même place sur l'échiquier. Si tu veux te déplacer et aller ailleurs, tu devras au moins déployer deux fois plus d'efforts que tu ne l'as déjà fait. Dans le contexte général des contraintes imposées aux appareils administratifs, bien des dirigeants ont à vivre, au quotidien, la médecine prônée par la Reine rouge. Le remède risque d'avoir davantage un goût amer si nous épousons, plus ou moins consciemment, le paradigme des certitudes.

C'est souvent le cas lorsque nous sommes dans un poste administratif et que nous devenons tellement préoccupés par ce qui ne marche pas qu'on en vient à oublier ce qui marche . Cette posture est probablement associée à une religion technocratique qui s'appelle le management scientifique du travail. Son gourou le plus connu fut Frederick Wislow Taylor. Suivant les dogmes partagés par les disci ples de cette religion, l'organisation du travail des hommes est une activité essentiellement rationnelle. À tout problème d'organisation humaine, il existe une réponse technique ou pour reprendre le leitmotiv de Robert McNamara : Il n'y a pas des problèmes humains, il y a des problèmes d'organisation. Ce grand concepteur de la rationalisation de la guerre du Vietnam aura connu des lendemains riches en désenchantement.

Si au niveau des attitudes, il existe un grigri pour les dirigeants aux prises avec des situations complexes, c'est bien celui de la tolérance à l'ambiguïté . Au sein des environnements complexes, comme le sont les systèmes d'éducation et de formation, il n'y a guère de problèmes qui puissent recevoir une réponse catégoriquement bonne ou mauvaise. De plus en plus, exercer un emploi de dirigeant c'est apprendre à naviguer entre chien et loup, c'est reconnaître toutes les nuances de gris entre les blancs les plus éclatants et le noir des turpitudes. Alors que l'on cherche à développer sur les machines modernes l'apprentissage de la logique floue, trop souvent nous appliquons, plus ou moins consciemment, le modèle de la machine mécanique au fonctionnement de nos organisations humaines.

Apprendre à vivre avec un certain niveau d'ambiguïté, c'est accepter de naviguer dans l'incertitude et de vivre avec un certain flou artistique. C'est aussi reconnaître que les situations ambiguës sont souvent de puissants indicateurs du champ de nos limites connues, qu'au-delà, il y a un vertige certain, un appel d'air inquiétant, le vide des certitudes...

En guise de conclusion...

On ne dirige pas une unité administrative en apprenant le code de la route mais bien d'abord en apprenant la conduite . Or, la maîtrise de la conduite interpelle un ordre de savoirs et de compétences beaucoup plus complexes que la connaissance du procédurier des règles et des règlements. Apprendre la conduite, c'est, en premier lieu, être à l'écoute de soi et revoir régulièrement son propre "programme". Dans l'action quotidienne, l'on est rapidement "paramétrisé" c'est-à-dire que l'on développe des automatismes, des routines qui deviennent des contraintes importantes à nos capacités ultérieures d'apprentissage. Apprendre de sa conduite, c'est quitter les pavés connus et s'engager sur des sentiers nouveaux, c'est devenir le passe-muraille de ses habitudes et découvrir la mouvance du tout terrain.

Un dirigeant dans l'action peut difficilement réaliser des apprentissages substantiels, à partir de son expérience, s'il ne cultive pas un certain nombre de "savoirs d'inaction". Si l'expression est séduisante, voire quelque peu racoleuse, elle n'en traduit pas moins la reconnaissance qu'il est devenu nécessaire de s'accorder, dans son quotidien, des plages substantielles de temps à sa formation, à son développement personnel et professionnel.

Réaliser des arrêts d'agir, faire des deuils et accepter des ambiguïtés c'est reconnaître ses limites, sa vulnérabilité et son incapacité à réaliser tout ce que l'on désire. Mais c'est aussi, de façon paradoxale, apprendre à mieux vivre, à savoir se distancer d'un ordre de valeurs essentiellement matérielles qui est associé au temps mortel et qui constitue la plus fallacieuse des conspirations à l'égard de la fuite de soi, de la fuite des autres, de la fuite de sa propre vie.

Références

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VERMERSH, P. (1994). L'entretien d'explicitation . Paris : ESF.

Épilogue

Ne pas croire aux règles et aux limites

et aux problèmes

c'est croire à l'action

Mahmoud MESSADI, Écrivain Tunisien

Où commence l'originalité, où se termine la fin de soi...

Les virgules du temps n'est pas un texte anonyme. Il est d'un espace, d'une athmosphère et d'un temps.

Tout comme la rose des sables, il a émergé progressivement au contact de la fascinante culture des femmes et des hommes qui habitent un pays que jadis les Romains appelaient Africa : la Tunisie.

Je tiens à remercier ces gens qui m'ont accueilli si chaleureusement et tellement appris sur la vie. Ce peuple qui n'a jamais été vraiment conquis parce qu'il a toujours su assimiler "ses vainqueurs".

À leur contact, j'ai compris qu'il y avait peu de choses urgentes mais surtout des gens pressés.

 

  1. Voir, entre autres, Tardif, Lessard et Lahaye (1991).
  2. L'ouvrage récent de Vermersh (1994) nous apparaît fort intéressant à ce propos
  3. Dans un article, rédigé avec un collègue français, nous avons abordé la manifestation de ces processus dans le cadre d'une opération partenariale de formation internationale (voir Copin et Pelletier, 1995).
  4. En regard de l'apprentissage expérientielle, Mezirow (1985) préfère utiliser le concept de réflexion critique.
  5. Dont, au sein de la francophonie, ceux de Donnay et al (1993).
  6. Les travaux de Mintzberg (1973, tr. 1984) sont la référence première sur cette question.
  7. Voir, en références, l'ouvrage de Blanchard, Oncken et Burrows (1990).
  8. Si vous êtes dans un poste administratif, que vous ayez pris le temps de lire le texte jusqu'ici et, qu'en plus, vous ayez la patience de lire les notes en bas de page, il est fort probable que vous soyez une personne particulièrement interpellée par le propos de ce texte.
  9. Notamment, dans plusieurs sociétés africaines le rapport au temps relève d'une conception fort différente de celle usuellement véhiculée en Occident, particulièrement en Amérique du Nord. Ainsi, les notions de planification stratégique et d'élaboration de projet prennent davantage sens dans une conception linéaire du temps que dans une conception cyclique. Si je conçois le temps comme permettant des "retours", je suis moins anxieux à l'égard du temps qui passe... Qui a raison? À quelle échelle humaine, celui qui "a raison" a raison?
  10. Ce thème est le sujet d'un ouvrage intéressant d'Argyris et Schön (1974).
  11. Dans son ouvrage Docteur Knock , l'auteur déclare que Toute personne en bonne santé est un malade qui s'ignore .
  12. Du nom d'un ouvrage fort populaire publié par Hammer et Champy (1993).
  13. Voir le beau témoignage d'Argyris (1994) sur ce sujet.